Jérôme Monceaux, inventeur de créatures artificielles, fondateur de SPooN

« Une autre espèce que nous devons découvrir autant qu’elle nous découvre »

 

Personnalité de la robotique, Jérôme Monceaux a été un des co-fondateurs d’Aldebaran (aujourd’hui Soft Bank Robotics) et de ses robots Nao et Pepper. Il écrit aujourd’hui un nouveau chapitre de la robotique interactive. Avec SPooN, il conçoit une créature artificielle capable de faire naître en nous des émotions positives. Une dimension qui ouvre des opportunités business évidentes, en particulier de nouvelles expériences en point de vente. C’est ce que Jérôme Monceaux détaille dans cet entretien, dans lequel il partage également sa vision de l’intelligence artificielle : une IA dotée d’une éthique et qui, loin de toute velléité transhumaniste, ne retranche rien à l’Homme.

 

Après avoir participé à l’élaboration de Nao et Pepper, ces robots humanoïdes alors très précurseurs, à quelle nouvelle étape de la robotique vous attaquez-vous avec SPooN?

Une anecdote illustre ma nouvelle démarche : un jour, lorsque j’étais chez Aldebaran, j’avais laissé dans une salle une dizaine de Peppers avec un algorithme de localisation sonore. Je suis sorti pour m’occuper de tout à fait autre chose, et les ai complètement oubliés. Quand je suis revenu, ils ont tous tourné simultanément leur tête vers moi… et pour la première fois, j’ai eu l’impression d’être regardé par un robot ! Pour la première fois, même pour une durée brève, j’ai eu la sensation d’exister pour une machine. C’était une impression d’une telle intensité que j’ai voulu aller plus loin, en m’intéressant au mécanisme d’apparence de vie dans les machines. Chez SPooN désormais, nous approfondissons des questions telles que :

D’où nous vient la sensation d’être perçu par un autre être (Homme ou animal) ?

Quelle est la part de l’interaction non-consciente dans nos interactions entre humains ? Est-elle transposable à des robots ?

Nous partageons certains comportements sociaux avec des espèces animales assez proches de nous (par exemple les primates). Est-ce une source d’inspiration pour améliorer notre rapport à la technologie et concevoir nos robots ?

 

Comment SPooN parvient-il à susciter des émotions chez les humains ? 

Avoir la sensation d’être pris en compte et d’exister pour un autre est au cœur du partage des émotions. Lorsque l’on se prête à ce jeu avec SPooN, on comprend qu’il nous perçoit et qu’il réagit à ce que nous faisons. Il est simple de lui faire peur ou d’attirer son attention. À chaque échange, SPooN accumule les réactions des autres et les fait siennes, en s’inspirant des personnes rencontrées : il apprend d’eux puis échange avec eux. Tout son corps et ses attributs sont mis à contribution pour former une expression. Bien sûr, son visage, inscrit sur l’écran, évolue en fonction de ses variables d’états internes, mais sa vitesse de mouvement, son excitation et sa posture changent également : il sourit, il change d’expression etc. SPooN est l’un des rares robots à intégrer « l’interaction animale » fondée par le corps, le regard et les émotions.

 

SPooN prétend-il alors avoir une part d’animalité… voire même d’humanité ?

Il ne prétend pas du tout être humain, ni un animal d’ailleurs. C’est une créature artificielle. L’Homme a toujours façonné des créatures, on peut par exemple penser aux statues de l’Ile de Pâques ou aux statues d’Antoine Bourdelle. La différence aujourd’hui est qu’il est possible de leur adjoindre un bouton « ON » pour les allumer.

Pendant dix ans, j’ai construit des robots humanoïdes à qui on donnait des caractéristiques physiques d’humain… mais ils n’en sont pas ! Ce qui provoque souvent de la déception. Un robot à l’aspect trop proche de nous peut sinon nous plonger dans une « vallée de l’inquiétante étrangeté », qui risque de provoquer une répulsion. C’est précisément ce que j’ai souhaité éviter avec SPooN. Il a une colonne vertébrale qu’on peut habiller, il a une capacité d’interaction avec les humains, il peut saisir des objets, les déplacer… Mais il n’est pas humanoïde. C’est une autre “espèce” que nous devons découvrir autant qu’elle nous découvre ; elle a des capacités qui ne sont pas les nôtres, et qui l’inscrivent dans une complémentarité, pas un remplacement. Elle nous aide à ouvrir les yeux pour apprécier la force de la différence, et je l’espère, à mieux comprendre ce qu’il y a d’unique en nous.

 

Quel est l’intérêt d’une telle créature pour notre quotidien et pour les entreprises ?

SPooN est une sorte d’intelligence artificielle façonnée par un collectif. De façon logique, l’un de ses grands cas d’application se situe dans les espaces publics tels que les villes, les surfaces commerciales, les entreprises, les hôtels… Des endroits où, en apprenant de chacun, il peut aider les personnes à s’entraider. Dans le domaine du retail, les acteurs s’interrogent aujourd’hui sur la façon de ramener de la valeur ajoutée dans les magasins physiques, notamment pour lutter contre une baisse de la fréquentation et des ventes liée à l’e-commerce. Les robots interactifs sont justement une des clés pour créer de nouvelles expériences en magasin ! SPooN suscite de l’empathie, il contribue à réenchanter la relation avec les clients et à proposer de vrais services. Mais il ne prend pas la place des conseillers de vente ! En revanche, il les libère de tâches répétitives comme le recueil d’informations pour des cartes de fidélité. SPooN a ainsi été testé, avec succès, au centre commercial Alma de Rennes, du groupe Unibail Rodamco. Il est aujourd’hui présent au MH Lab, le laboratoire d’innovation de Moët Hennessy.

 

 

Des clients qui ont interagi avec Spoon semblent en effet s’être laissés prendre au jeu, ainsi que le montre une vidéo filmée à cette occasion. Mais, au fil du temps, ne risqueraient-ils pas de se lasser ?

Si le seul objectif qu’on assigne à SPooN est de déclencher une émotion qui provoquera un achat d’impulsion, dans une optique un peu manipulatoire, les gens ne se laisseront pas berner à plusieurs reprises. Mais si la démarche est sincère, les possibilités sont au contraire immenses. Car au final, SPooN est un provocateur d’interactions humaines. L’objectif est de parvenir à un partage authentique d’émotions, c’est-à-dire une expérience où l’autre conditionne en partie la qualité de ce que je ressens, via le robot : comme lorsqu’on partage un repas gastronomique ou le visionnage d’un film, et qu’on ressent le plaisir que l’autre y prend. Spoon sème des graines, il n’est pas la graine ! La graine, c’est l’humain, le collectif.

 

Aldebaran est passé sous pavillon japonais, avec Softbank Robotics, et on a vu récemment un robot de Boston Dynamics réussir la prouesse de faire un salto arrière… Qu’un robot tel que Spoon soit développé en France rassure sur le fait que l’avenir de l’intelligence artificielle et de la robotique de pointe puisse également être inventé ici.

Tout à fait ! Il ne faut pas que seules quelques personnes dans la Silicon Valley puissent nourrir l’expertise autour de l’IA ou monopoliser sa création ! C’est ensemble que nous devons créer les mécanismes de nos intelligences artificielles. Car cette création recèle un vrai choix humain : celui d’y inclure (ou pas) des valeurs positives, éthiques et non aliénantes.

Personne ne pouvant déterminer à l’avance ce que seront les valeurs universelles dans 50 ans, il faut par conséquent créer des collectifs de réflexion qui vont permettre d’intégrer l’opinion des citoyens au fil du temps. Ainsi, outre les profils techniques, nous avons tenu à intégrer un thésard en philosophie et éthique au sein de notre équipe. À titre personnel, je suis également cosignataire de la pétition contre les robots tueurs autonomes. Une IA ne doit pas être unilatéralement normative, elle ne doit pas être considérée comme détenant une vérité ultime !

 

Si vous êtes un inventeur de créatures artificielles, vous n’êtes pas pour autant un transhumaniste ?

Le futur décrit par les transhumanistes ou les adeptes de la singularité ne correspond pas au monde qui me fait rêver. Le monde ne peut être résumé à un ensemble de critères rationnellement optimisables. La froideur d’une machine et la croyance aveugle en sa supériorité risquent de générer des monstres. Évidemment, une décision comporte une dimension rationnelle, mais elle est aussi, voire surtout, l’écho d’un homme ou d’une femme, auxquels nous pouvons nous identifier. Même rationnellement faux, un choix peut être accepté car il est lié à la confiance placée en une personne. Être prêt à suivre une décision, c’est aussi faire confiance à un instinct !